Voilà, j’arrive bientôt au terme de cet été et de ces rencontres en face-à-face avec ces inconnu(e)s, et bien que ne les ayants croisés que 30 minutes pour certains, j’ai l’ impression déjà de bien les connaître !

Peut-être que l’exercice que je me suis imposé de croquer ces visages en maximum 30 minutes m’a obligée à un regard plus intense sur ces visages ridés, burinés, sérieux, tristes, absorbés ou rieurs ?

A ces regards perdus, qu’avais-je à offrir ? L’attention sans doute et le temps de l’écoute, la curiosité, la bienveillance… Tous n’étaient pas perdus d’ailleurs, ils m’attendaient, déjà prêts pour la pose, ou prenaient rendez-vous pour la séance prochaine ! Ils s’approchaient mine de rien pour voir dans mon dos le dessin en cours d’avancement, rieurs, amusés, bluffés de reconnaître vraiment la personne quand c’était vraiment réussi ! – ha ! Oui c’est bien vous, disaient-ils en regardant le modèle, d’un regard amusé …

Touchés aussi de se contempler vieillissants mais beaux, transfigurés par le trait et la couleur ; touchés que l’on puisse s’intéresser à eux comme personnes, individus à part entière ; touchés d’être non l’objet mais le sujet de ma venue, le sujet principal qui est à l’honneur… se voir ainsi, se découvrir dans le regard de l’autre, et de se retrouver ainsi l’objet d’une attention intense ; se confronter à sa propre image quand on n’est plus qu’un pâle reflet de ce que l’on a été.

« Ah mon mari était vraiment un très beau garçon, vous l’auriez vu avec ses beaux yeux bleux ! » et lui qui ne s’exprime plus qu’avec difficulté de lui toucher la joue délicatement de ses mains noueuses, les yeux au bord des larmes.

J’avoue, j’ai été aussi émue ; quand un couple réuni pour poser se tenait la main calmement dans l’attente du résultat, et la dame ne parlant plus m’a donné son prénom. Cet autre qui alité ne sortait plus de sa chambre déprimant de ne plus voir sa sœur, sa seule visite ; âgée de 96 ans, malade elle a cessé avec les grosses chaleurs de venir lui rendre visite. Il en était malheureux et préférait rester seul. A peine avions nous fait le tour des chambres pour rappeler ma venue, que nous l’avons vu marchant à petits pas aidé de sa canne ; derrière lui un autre résident qui finalement avait écourté sa sieste pour venir aussi nous rejoindre !

Les vertus de l’attention à son prochain et de l’estime que l’on porte aux autres sont ici tellement flagrantes ! Les croquis que j’ai réalisés sur le vif, en 30 minutes maxi, sont pour certains naïfs, maladroits, quelques uns tombent à côté et la ressemblance n’est pas flagrante au premier coup d’œil ; mais je trouve que dans chacun d’eux transparaît quelque chose d’une insondable profondeur, une beauté, une intensité, qui me fait penser que même si le portrait peut paraître raté par certains côtés, il est tout de même réussi par d’autres !

Je remercie vivement – outre ma hiérarchie qui m’a autorisée à intervenir dans les USLD-EHPAD Jean Moulin, Delphine Neyret de Bourgoin-Jallieu, et La-Tour-du-Pin – , les animatrices qui se sont investies pleinement pour faire de ces moments particuliers qui pouvaient être intrigants, gênants, sources de malaise ou d’inquiétude pour des personnes dont le quotidien est rythmé par des habitudes, des rituels, un moment agréable, attendu, bienveillant et positif.

Je remercie encore les résidents qui se sont prêtés au jeu, et qui sont venus, poser 30 minutes en face de moi, en se demandant bien qui j’étais, qu’est-ce que j’allais faire de ce dessin, – mais pourquoi eux ? – et le dessin, vous allez en faire quoi ?

La situation et le face-à-face, sont parfois difficiles à supporter et cela donne lieu à des interrogations :
–  Non mais c’est qui elle ? Non je ne la connais pas !
– Et vous qui c’est qui qui vous garde ? moi j’ai 15 ans mon tuteur dit que c’est trop jeune pour aller travailler !
– Je dois rentrer sinon mon père va me gronder…
– Qu’est-ce qu’on peut vous donner ? Combien je vous dois ?
– Pfouh, elle est moche !

2 dames ont préféré enlever leur paire de lunettes, les coquettes … l’autre avait pris rendez-vous et est venue portant ses colliers, un joli chemisier de soie, un gilet en accord, cette autre personne encore a souhaité que je la photographie sous son meilleur profil telle une star du JT de 20 heures qui ne voudrait pas que l’on filme son nez de face !

Chacun s’accorde comme il peut avec ses défauts, et le portrait dessiné comme photographique peut être un renvoi violent d’une image de soi que l’on avait perdue, il peut être aussi une façon de s’apprivoiser, de se retrouver et de se réconcilier avec le temps qui passe…

Les portraits dessinés donnent ainsi un autre visage au grand âge, ces visages sont des personnes, des humains, ils étaient modiste, couturière, ouvrière, ouvrier chez Clerget, ou assistante de direction, ils ont voyagé, ou sont restés toute leur vie dans les environs de La-Tour-du-Pin, ils aiment peindre, dessiner, bricoler, lire, discuter… et j’ai traversé leur destin comme ils ont traversés le mien ; nous avons maintenant un parcours de vie commun, un fil ténu qui relia nos regards et nos existences, l’espace de quelques minutes, et maintenant c’est là – ces dessins resteront la trace indélébile après que ces moments fugaces auront passés.